Sberbank a dû revoir les objectifs de son plan stratégique à horizon 2018. Son PDG n’exclut pas de relancer l’expansion de la banque en Europe. Interview de son PDG Herman Gref qui estime par ailleurs que la Russie doit changer son modèle de gouvernement.
Sberbank détient près de la moitié des dépôts et délivre plus d’un tiers des crédits. Une vraie responsabilité sociale pour cette banque qui, régulièrement au service du Kremlin, accompagne 127 millions clients malmenées par ailleurs depuis la fin de l’URSS. La crise actuelle est rude. A cause de la récession, la chute des cours pétroliers, le déclin du rouble et l’envolée des taux. A cause aussi des sanctions occidentales qui, depuis le bras de fer sur l’Ukraine, privent Sberbank et quatre autres banques publiques d’accès aux marches financiers européens et américains. La Banque centrale a accéléré le « grand nettoyage » d’un secteur encore pléthorique, réduisant de 20% en deux ans le nombre de banques. Sberbank, elle, a certes vu ses bénéfices chuter de moitié au premier semestre mais, exception parmi ses concurrents, elle a réussi à rester dans le vert. Présent dans 22 pays, surtout en Europe centrale, le groupe bancaire avait racheté avant les sanctions le Turc DenizBank et la filiale internationale de l’Autrichien Volksbank. Une expansion stoppée net par les sanctions mais que le patron de Sberbank n’exclut pas de relancer une fois les sanctions levées. Interview.
Espérez-vous un assouplissement des sanctions dans le nouveau contexte de coopération entre Paris et Moscou depuis les attentats ?
Après l’attentat de l’avion russe et à Paris, nous avons tous conscience de vivre dans une nouvelle réalité. Y compris pour des banques comme Sberbank. Nous devons réviser nos mesures de sécurité. Si cela a été possible d’organiser des attaques simultanément dans sept endroits à Paris, qui avait déjà connu le mal des attentats terroristes et se trouvait sous un contrôle vigilant, cela signifie que cela est possible partout. D’où le choc pour tous. Parallèlement, après les attentats visant la Russie et la France, le niveau de compréhension mutuelle devrait s’accroître entre les deux pays. Même si c’est triste que cela se passe après de telles tragédies, c’est un fait positif. Car toute la crise ukrainienne vient d’un manque de dialogue et d’empathie. L’Europe puis les Etats-Unis ont mis Sberbank sous sanctions. Nous voulons leur levée le plus tôt possible. Cela dépend de la normalisation de la situation en Ukraine et demande des efforts des deux côtés. J’espère que l’an prochain ce sera réglé.
Les figures libérales comme vous ont-elles perdu de leur influence sur le Kremlin à cause du bras de fer avec l’occident ?
Bien sûr, durant la phase d’escalade, le pouvoir s’adresse à d’autres personnes. Pendant la guerre, il faut des guerriers ! Mais après, avec la phase de stabilisation et de crise, c’est notre heure. Peut-être qu’on nous consultera davantage. La Russie a beaucoup souffert au XXième siècle, avec deux guerres mondiales, une guerre civile, deux révolutions. Il faut davantage l’écouter et la comprendre. Cela ne sert à rien d’essayer de faire pression. La politique des sanctions est contre-productive : vous pouvez mettre la Russie au coin et remporter une brève victoire tactique, mais c’est une stratégie perdante à terme. Ce n’est pas un pays qu’on peut effrayer, il a tant survécu.
Quels ont été les méfaits des sanctions sur Sberbank ?
Il ne s’agit peut-être pas des sanctions elles-mêmes, mais surtout de la panique provoquée parmi nos clients. L’annonce des sanctions a entraîné une panique, avec des millions de SMS sur la cessation de la coopération avec Visa et Mastercard. Aujourd’hui, nous nous sommes adaptés. Mais tout s’est ajouté : sanctions occidentales, chute des cours pétroliers, récession, hausse du taux directeur de la banque centrale jusqu’à 17%, problèmes inhérents de notre économie. Décembre 2014 a été un vrai cauchemar ! Les déposants ont retiré de la banque 1,3 trillion de roubles. Nous avons survécu à cette crise. On résistera à tout le reste. Nos bénéfices de cette année seront 25-30% inférieurs à ceux de l’an passé. En 2016, la récession se poursuivra mais nettement moins que les – 4% de 2015. L’année prochaine sera meilleure et nos bénéfices seront à nouveau à la hausse. A condition qu’il n’y ait pas d’autres mauvaises nouvelles. Le pourcentage des crédits en souffrance est passé à 3% mais reste inférieur à la moyenne de 7% du marché russe. Nous avons dû augmenter nos provisions. Au premier semestre, nous avons tout de même eu 1,5 milliards de dollars de bénéfices nets. Vous connaissez beaucoup de banques européennes qui pourraient enregistrer un tel chiffre dans les conditions où nous travaillons aujourd’hui ? Aucun de nos investisseurs européens (la part des investisseurs de l’Europe continentale dans notre capital faisant 14% du flottant) n’est d’ailleurs parti. Nous venons de les rencontrer à Londres car nous devons réviser à la baisse notre objectif du plan quinquennal présenté en 2013 : nous ne pourrons pas doubler les bénéfices d’ici 2018 comme prévu mais nous visons une hausse désormais de 80% au moins. Un colossal travail de nouvelles réformes nous attend, encore plus ambitieuses que celles menées depuis huit ans.
Depuis 2007, quel a été le plus grand défi dans la modernisation de Sberbank ?
Au début, je pensais que ce serait de trouver les technologies. En fait, le principal problème, cela a été les gens. Cela ne sert à rien de changer les technologies si on ne change pas la culture d’entreprise. Nous avons investi jusqu’à 3 milliards de dollars chaque année dans la plate-forme technologique – 80% des technologies utilisées par Sberbank sont conçues en interne. Nous avons rénové nos agences. En juillet, nous avons fini la centralisation de nos systèmes informatiques. Mais parallèlement, nous avons aussi beaucoup modernisé les systèmes de management. Les emplois de « back office » sont passés de de 59.000 à 15.000. Quelque 40 000 ont été transférés au « front office». Nous avions 33.000 comptables ! Nous en avons désormais 1.600. Alors que nos activités opérationnelles ont quintuplé en huit ans, nous avons mis en place de nouvelles compétences. Nous n’avions pas de système de « risk management ». Nous l’avons créé et, aujourd’hui, il est au niveau international. Nous avons lancé à partir de zéro nos services internet qui désormais comptent 26 millions de clients actifs, avec au moins 800 000 nouveaux chaque mois. Enfin, Sberbank a été partiellement privatisée. La Banque centrale garde le contrôle, avec 50%. Mais nous pourrions vendre encore 25% du capital. Je ne vois aucun problème à privatiser Sberbank, avec la réduction de 25% de cette part.
Ce travail pourrait-il servir de modèle pour moderniser le pays ?
Sberbank s’est mise aux règles modernes de management : motivation aux résultats, formation continue, gestion de processus et de projets, notation. L’équivalent existe-t-il chez nos fonctionnaires ? Hélas, pour le moment non ! Cela veut-il dire qu’ils doivent être moins qualifiés que nous ? Non ! Au contraire, ils ont encore plus de responsabilités que nous. Ils doivent faire la même chose que le secteur des entreprises, puisque les innovations sont là aujourd’hui. Mais ce système n’existe pas et c’est pourquoi cela ne fonctionne pas. Notre plus grave problème en Russie, c’est que l’économie n’arrive pas à se réformer. Mais, en premier lieu, il faut changer notre système de gouvernance. Sans cette réforme-là, les autres réformes ne peuvent pas être efficaces. Nous avons hérité du système soviétique et de ce qui a été créé dans les années 90 après la chute de l’URSS. Mais, depuis, nous n’avons toujours pas de modèle moderne de gouvernement efficace. En France et même en Allemagne, les systèmes sont meilleurs qu’en Russie mais sont loin d’être idéaux. Il faut regarder Singapour, la Nouvelle Zélande, la Malaisie, la Suède, la Finlande, le Royaume Uni en partie…
Seriez-vous prêt à reprendre une fonction gouvernementale pour réformer le pays si Vladimir Poutine vous le demande ?
A chacun sa trajectoire de vie. J’ai travaillé plus de quinze ans dans les services gouvernementaux. Vladimir Poutine sait que je ne rêve pas de travailler au gouvernement. Je suis très heureux qu’il m’ait libéré de ces fonctions il y a huit ans. Je suis prêt à aider mais je ne suis pas un politique.
Après la levée des sanctions européennes, reprendrez-vous votre expansion hors de Russie ?
Avec les sanctions, nous avons gelé notre expansion et nos investissements en Europe. Cela a été un coup dur. Résultat : nous travaillons désormais plus avec nos partenaires chinois. Le volume d’affaires reste faible mais augmente en permanence. L’Europe demeurera toutefois bien sûr le principal partenaire de la Russie – et donc de Sberbank. Nous n’avons pas arrêté nos activités internationales ni stoppé de penser à nos plans d’expansion, surtout grâce à l’utilisation de nouvelles technologies. Après les sanctions, nous les reprendrons. Nous avons modernisé Sberbank en Russie. Nous pouvons très bien utiliser ce modèle dans d’autres pays en Europe. Nous sommes la troisième banque en Biélorussie et au Kazakhstan (et en Ukraine…), la sixième en Turquie. En Autriche (NDLR : où Sberbank avait acquis la filiale internationale de la banque autrichienne Volksbank), nous avions commencé à tout refaire à zéro avant les sanctions. Je n’exclus pas de transférer notre siège de Vienne à Francfort mais ce n’est pas aujourd’hui à l’ordre du jour. L’Allemagne, la France, le Royaume Uni sont des marchés intéressants. Mais notre « business model » doit être prêt. Depuis huit ans, le paysage régulateur a énormément changé en Europe, avec sans cesse de nouvelles réglementations. Il faut savoir s’arrêter et regarder quels en sont les résultats. La banque, c’est avant tout une histoire de confiance. Comment réguler cette confiance ? Faire des bénéfices en Europe, c’est devenu très difficile pour une banque !