Depuis un an, Ariane de Rothschild préside la banque fondée par son beau-père, Edmond de Rothschild. Dotée d’une vraie vision pour le groupe, elle a fait taire ceux qui ne voyaient en elle qu’une « femme de ».
Sans prévenir, il fuse. Enorme, franc, irrésistible. Une joyeuse cascade alto dans une débauche d’émail. En une fraction de seconde, le rire d’Ariane de Rothschild fait tout oublier. Son rôle de présidente du comité exécutif du groupe Edmond de Rothschild, son allure de blonde hitchcockienne, son titre de baronne, le somptueux bureau où elle reçoit, à un jet de pierre de l’Elysée. Elle rit comme elle pilote sa banque. Avec une énergie naturelle. Depuis un an, cette forte personnalité dirige et incarne le groupe fondé par son beau-père, Edmond de Rothschild. Un défi à ceux qui avaient voulu la cantonner à son rôle d’actionnaire, ou la renvoyer à celui d’épouse décorative. Un gant jeté aux persifleurs qui la jugeaient incapable de diriger un établissement gérant 130 milliards d’euros. Un challenge personnel aussi que cette fonceuse a relevé. « J’ai eu un doute au départ, mais qui est vite passé », confie-t-elle.
Enfance nomade
Et pourtant, la finance, elle connaît. « Beaucoup de gens s’étonnent : « Ça t’intéresse, la banque ? » Ça me fait rire quand j’entends cela », s’esclaffe- t-elle. Ariane Langner, fille d’une Française et d’un Allemand, cadre dans l’industrie pharmaceutique, passe une enfance de globe-trotteuse. Bangladesh, Mozambique, Zaïre, jamais plus de cinq ans dans le même pays. Après Sciences-Po et un MBA à New York, elle démarre sa vie professionnelle dans la banque. A 21 ans, elle débute à la Société générale comme analyste à New York. Pour l’assureur américain AIG, qu’elle rejoint en 1990, elle est chargée de lancer la filiale parisienne. Sa carrière s’arrête tout net en 1993, après un rendez-vous avec un client nommé Benjamin de Rothschild. Coup de foudre. A 31 ans, il est porteur d’un nom mythique. Fils de Nadine, comédienne reconvertie en prêtresse du savoir-vivre, il est appelé à prendre les commandes de la banque privée fondée en 1953 par son père, Edmond.
De Paris au lac Léman
Le couple s’installe à Paris. Elle se consacre à l’éducation des enfants – quatre filles – et aux activités non financières, comme la philanthropie ou le vignoble. Lui, à la Compagnie Benjamin de Rothschild (CBR), « banque dans la banque » qu’il a créée en attendant d’hériter. « Pour une femme fondamentalement libre d’esprit, être l’épouse d’un Rothschild et se couler dans les codes d’un monde très conservateur qui n’était pas le sien fut un véritable défi », confie Firoz Ladak, le patron des activités philanthropiques du groupe, qui la connaît depuis l’enfance. Après le décès d’Edmond, le couple migre sur les rives du Léman, au château de Prégny, où ils officialisent leur union en 1999. La mariée est enceinte de huit mois, la noce, intime. Brillant et visionnaire, Benjamin confie les rênes des trois banques – Suisse, Luxembourg et Paris – à des managers qu’il associe au capital. Le groupe multiplie par cinq ses actifs, en prospérant dans la gestion d’actifs et de fortune. Deux métiers bien distincts des fusions acquisitions, où David de Rothschild, cousin de Benjamin, a bâti son propre empire à Paris.
Au mitan des années 2000, la crise fait bouger les lignes et les rôles. En Suisse, centre névralgique du groupe, le secret bancaire est menacé. En Europe, un tsunami de nouvelles réglementations s’abat. Il est temps d’adapter la banque à ces mutations. Tandis que Benjamin, trop absorbé par ses passions, ne veut pas assumer la gestion courante, Ariane manifeste, elle, le désir de mener ces changements. Elle est entrée au conseil de surveillance en 2008, en devient vice-présidente en 2009.
Baronne contre « barons »
Accoutumés à une grande autonomie, les patrons de filiales vivent mal l’intrusion d’une femme dans leurs affaires. Encore moins d’une pièce rapportée… Pendant plusieurs années, une guerre larvée, étouffée par l’épaisse moquette verte aux armoiries des Rothschild, oppose la baronne aux « barons ». « Leur erreur a été de prendre pour une « blonde » cette femme très intelligente », résume un observateur. Et les embûches stimulent la combative Ariane. « Je ne suis pas amère, mais au contraire très reconnaissante aux barons. C’était sans pitié. Il n’y a eu aucun passe-droit. Zéro. Un parcours très riche, qui m’a obligée à être très convaincue et déterminée », juge-t-elle. La guerre se solde par le départ des dirigeants historiques: début 2012, Michel Cicurel, le patron des activités françaises pendant treize ans, part fonder La Maison. Le Suisse Claude Messulam quitte aussi le groupe, après vingt et un ans de service, puis c’est au tour de Frédéric Otto, le patron de la filiale luxembourgeoise. L’intéressée assume: « L’entreprise devait se réinventer. Après vingt ans de croissance, la même équipe ne pouvait pas gérer la période compliquée où sont entrées les banques. Pour la crise, il faut des gens très centrés, avec de vraies valeurs humaines. » Durant ces années charnières, Ariane tisse son fil. D’abord, elle décide d’unifier sous la marque unique d’Edmond de Rothschild les diverses banques qui s’étaient dotées de noms disparates. Pour accélérer le dossier « US Program » – la régularisation de la clientèle américaine, négociée avec les autorités -, elle décide de changer les conseils de la banque. « Une vraie décision de patronne. Sans cela, les négociations auraient sans doute pris un autre tour », admire Jean Laurent-Bellue, administrateur du groupe.
Patronne hyperactive
Surtout, elle entend faire fonctionner plus efficacement cette coopérative de petites banques qui se concurrencent les unes les autres. « C’était une absolue nécessité », souligne encore Laurent-Bellue. Le chantier est confié à Christophe de Backer, directeur général d’HSBC France, en avril 2012. Le « CEO » installe la nouvelle organisation voulue par l’actionnaire. « Il s’est tapé le sale boulot », décode un manager. « Il a apporté la première pierre du changement, ce qui n’était pas facile », abonde Ariane de Rothschild.
Un euphémisme… Dans cette maison où les salariés marchent à l’affect, le style raide et moqueur de Christophe de Backer – fils d’officier, habitué à une grande machine anglosaxonne – ne passe pas. Une hémorragie de cadres alimente le malaise et nourrit la rumeur du départ du CEO. Et l’hyperactivité de la vice-présidente ne lui facilite pas la tâche. « C’était un système de doubles commandes, avec un CEO qui était actionnaire, un autre qui ne l’était pas », décode un administrateur. En janvier 2015, une double annonce met fin aux ambiguïtés : Christophe de Backer s’en va, remplacé par… Ariane de Rothschild. Et là, c’est le soulagement dans les rangs. Quel meilleur garant des intérêts de la banque que l’actionnaire lui-même ? « Tout le monde se demandait quel patron allait nous tomber sur la tête », se souvient Vincent Taupin, le patron de la filiale française. En réalité, l’arrivée de la baronne aux commandes ne surprend personne. Pour Maurice Lévy, président du directoire de Publicis et ami de la famille, c’était même un « aboutissement naturel ».
Bataille patronymique
Mais Ariane de Rothschild gagne vraiment ses galons le 30 mars 2015 en assignant en justice la branche parisienne, celle de David. Alors qu’elle a fait l’effort de clarifier sa marque à elle, elle reproche au cousin d’accaparer le nom Rothschild. L’élégant banquier d’affaires a la fâcheuse tendance à utiliser le patronyme légendaire en oubliant le suffixe « & Cie ». L’affaire fait grand bruit et, en interne, les troupes font corps autour de leur dirigeante. « Les salariés ont découvert sa pugnacité », juge Vincent Taupin. Vexé d’apprendre l’assignation par voie de presse, David de Rothschild déplore que l’épisode « ne se soit pas réglé par une discussion ». En réalité, les discussions entre les cousins et leurs avocats traînaient depuis cinq ans. « La confusion n’est salutaire pour personne », souligne Ariane de Rothschild, précisant que la procédure suit son cours. « Elle a fait un travail approfondi sur ce que veut dire être Rothschild. Elle estime que pour exister, ce mythe doit rester vivant, pleinement dans son temps », décode Olivier Colom, le secrétaire général du groupe.
La baronne ne serait donc pas la femme impulsive dépeinte par ses ennemis. « Elle ne s’arrête pas à l’écume. Elle entre en profondeur dans les sujets », souligne Maurice Lévy. « Je tourbillonne, mais cela fait vingt-cinq ans que je suis très concentrée », ajoute l’intéressée. A peine aux commandes, elle s’est attaquée à la refonte des systèmes d’information, chantier vital pour un groupe bancaire. « J’ai dédié un temps fou à comprendre, débattre, regarder les diverses structures », raconte-t-elle. Une analyse qui débouchera cette année sur « une importante bascule sur des plateformes informatiques en Suisse et au Luxembourg ».
Pas question de déléguer. « Travailleuse acharnée, elle a besoin de s’approprier en profondeur les sujets », observe sa directrice financière, Cynthia Tobiano. Entrée au comité exécutif début 2014, cette ancienne de Goldman Sachs est, à 38 ans, un pilier de l’équipe constituée par Ariane de Rothschild. Une équipe rajeunie, féminisée. Sans surprise, la boss se montre plus sensible aux compétences qu’aux diplômes : « Ce sont des gens sur qui je compte beaucoup, et que j’ai choisis aussi pour leurs qualités humaines. » La nouvelle directrice des opérations, Sabine Rabald, cumule dix-neuf années d’expérience maison. Ariane de Rothschild ne s’interdit pas pour autant de recruter à l’extérieur. Fin décembre, elle a nommé ainsi comme économiste en chef Mathilde Lemoine, la directrice des études d’HSBC France.
Goût pour la philanthropie
Déterminée à « énergiser » l’entreprise et à la faire entrer dans le XXIe siècle, Ariane de Rothschild assume l’héritage en revenant à ses sources. « Les gens ont oublié ce qui a fait la force de cette famille pendant sept générations : sa capacité d’anticipation, d’adaptation et de prise de risques », dit-elle.
Elle a déjà prouvé sa capacité à transformer un autre legs Rothschild: la philanthropie. Sous son impulsion, les douze fondations internationales lancées par Edmond de Rothschild se sont professionnalisées et enrichies de projets audacieux dans les arts et l’éducation, avec toujours une dimension sociale. Après une rencontre avec la maire de Saint-Ouen, la « baronne » a ainsi été à l’origine d’AIMS, un programme permettant à de jeunes artistes de l’Ecole des beaux-arts de recevoir une bourse et d’intervenir dans des écoles de la commune.
Les activités de private equity portent elles aussi la patte de la dirigeante. Convaincue que la finance se doit d’être utile, elle a soutenu la création de fonds dans des géographies nouvelles ou des thèmes pionniers. Ginko, un fonds se consacrant à la dépollution de friches industrielles, ou Amethis Finance, un fonds dédié à l’Afrique.
Un pari africain qui reflète l’ouverture de cette citoyenne du monde, dont le bureau est un récit de voyage. Au mur, des photos saisissantes de gangs sud-américains d’Isabel Muñoz. Sur une console, les vases modernes d’un céramiste italien. Et de fabuleuses coiffes tribales. « Je la vois plus pieds nus dans la savane du Mozambique qu’en talons aiguilles dans un salon parisien », rigole Hugo Ferreira, ex-directeur général de la CBR. Multiculturelle, parlant cinq langues ; elle s’adapte partout.